Le petit tailleur de Locronan, le Diable et les costumes glazik. Riz au four aux derniers légumes d'été
Tout commence, tout prend forme, tout naît dans nos montagnes, Monts d’Arrée ou Montagnes Noires. Les contes qui ruissellent du toit de notre monde en attestent, c’est dire si c’est la vérité vraie, toute nue et parfaitement authentique. La preuve : comment expliquer l’exubérance bigarrée du méridional habit glazik et l’austérité du septentrional costume rouzik ? Une influence satanique assurément, murmure-t-on dans les Monts d’Arrée où l’on reste résolument bons chrétiens, en bons et austères léonards…
Il était une fois, il y a bien longtemps, si longtemps qu’on ne recueille cette authentique histoire qu’au bord des lèvres minces des vieillards cacochymes nés dans un autre siècle… Il y avait donc une fois à Locronan, dans cette ancienne cité de tisserands de chanvre qui habillaient si redoutablement les mâtures de la flotte royale, une famille de tailleurs qui se transmettait gestes, ciseaux et aiguilles de père en fils depuis la nuit des temps.
Corentin était l’heureux père d’une nuée d’enfants que le ciel lui envoyait depuis les premiers jours de son mariage avec une redoutable opiniâtreté. Pour nourrir cette nichée d’affamés, il n’avait que son aiguille, ses doigts douloureux et ses yeux fatigués. Du jour de l’an à la saint-Sylvestre, dès les premières lueurs de l’aube jusqu’aux derniers éclats du couchant, il mesurait, découpait, cousait, assemblait des étoffes qui habillaient les bourgeois du pays. Si le cordonnier est, dit-on, le plus mal chaussé, force est de reconnaître que le tailleur de Locronan –et sa famille- était le plus mal habillé. Comme lui, sa femme et sa myriade d’enfants allaient en guenilles, la faim ne les lâchant jamais.
Corentin finit par concevoir quelque aménité contre le Ciel qui lui envoyait tous les ans plus d’enfants et qu’un labeur ininterrompu ne parvenait à nourrir ni à vêtir décemment. Mais que faire ? Il se résolut alors à étoffer son offre commerciale –nécessité faisant loi-, adjoignant au pignon de sa maison-atelier une petite extension lui permettant d’accueillir un débit de boissons et une salle de bal. Les jeunes gens du pays viendraient s’y divertir et les bénéfices permettraient de sortir enfin de l’indigence la famille du tailleur. Il avait toutefois omis de consulter sa pieuse et féconde épouse ainsi que le Recteur. Ce dernier, passablement froissé de cette audace, lui fit entendre très paternellement qu’une pareille entreprise n’était pas bienséante et que les foudres du Ciel mettraient certainement bon ordre à cette fâcheuse et immorale initiative. Le malheureux eut beau protester, jurer de sa bonne foi et promettre qu’il s’agirait jamais d’un lieu de débauches, rien n’y fit: le recteur refusa de bénir le lieu et d’un claquement de soutane outragée, s’en fut. De fait, la nuit suivante, la foudre détruisit le petit débit et embrasa la salle de danse. C’est avec ses larmes que Corentin éteignit le brasier divin : « Mieux vaut renoncer, songea-t-il, terrassé par le mauvais sort et la colère céleste. Je coudrai donc désormais nuit et jour. »
A ce moment, la porte de son atelier s’ouvrit et un élégant étranger entra qui s’adressa au petit tailleur dépité en ces mots :
- Corentin, je connais ta situation et je déplore le sort qui s’acharne sur toi et ta famille. Je tiens à apporter ma contribution : voici trois mille écus d’or que je te prête pour reconstruire ton débit et ta salle de danse.
- Votre offre est bien tentante ! reconnut Corentin, qui voyait ainsi poindre le bout du tunnel.
- Bâtis et fais vivre ce lieu ! Quand ton affaire tournera bien, nous trouverons bien à nous arranger d’une manière ou d’une autre, répondit l’étranger, un brin sibyllin pour le petit tailleur aux abois.
Mais la tentation était trop forte : avec la lourde bourse, Corentin se mit au travail et construisit une belle salle lumineuse, embaucha deux des meilleurs sonneurs du pays, fit rentrer des barriques de cidre. Dès son ouverture, le lieu attira les jeunes gens du canton qui, tous les dimanches, au son de la bombarde et du biniou, virevoltaient sur le plancher de chêne. On y buvait aussi bien et même beaucoup. Mais les caisses de Corentin s’emplissaient, sa table ne manquait plus de rien, les enfants engloutissaient lard et terrine, crêpes et fars, beurre et lait frais, chaudement vêtus. Ils grandissaient harmonieusement, embellissaient, et apprenaient auprès de leur père les rudiments de la couture à seule fin d’occuper leurs loisirs.
Un soir, l’étranger poussa à nouveau la porte :
- Je vois que les affaires vont bien, Corentin. Mes écus sont bien placés. Quand comptes-tu me rembourser ?
- Là, tout de suite, ça me semble compliqué, bredouilla Corentin qui n’était pas économe et ne thésaurisait pas beaucoup.
- Je puis, dans ce cas, te donner un délai supplémentaire d’une année, mais à une condition !
- Grand merci, mon bienfaiteur ! s’enthousiasma le naïf tailleur.
- Voici ma condition : le dernier chrétien qui se trouvera dans la salle l’année prochaine à cette même heure m’appartiendra ! Sinon, j’enlève le mur de ta façade !
- Je suis votre obligé, acquiesça Corentin, effrayé.
Son échine fut parcourue d’un frisson de terreur car le tailleur, aussi benêt qu’un peu crétin, venait de comprendre à qui il avait affaire-là… « Bah ! songea-t-il, car il était de nature optimiste. Laissons venir : un an, c’est long ! J’ai tout le temps d’y penser! ». Et il retourna à la fructueuse exploitation de son établissement de loisirs auquel il venait d’ajouter une salle de jeux. Les affaires allaient bon train, la vie était belle et le souvenir oppressant de l’étranger diabolique s’estompa…
Une année s’écoula en fêtes et en profits aussitôt dépensés avant que l’impécunieux Corentin se remémore alors la promesse faite au sombre étranger. Que faire alors que ce soir-là le bal battait son plein ?
Dix minutes avant les douze coups de minuit, le petit tailleur fit stopper les sonneurs, évacuer la salle et plaça en son centre le berceau de sa dernière-née, Angélique, qui n’avait pas encore un jour, et se retira sur la pointe des pieds. Le créancier méphistophélique fit alors son entrée, fondit sur le berceau qu’il trouva vide, car la petite Angélique, tout juste née, n’était pas encore baptisée : son âme n’était donc pas encore chrétienne. Fou de rage d’avoir été ainsi berné, le Diable frappa d’un poing aussi rageur que puissant la muraille qui s’effondra avec fracas. Il disparut dans un rire qu’on qualifiera de sépulcral et de sardonique. On ne le revit plus jamais à Locronan, du moins à ma connaissance.
Le lendemain, Corentin appela tous les maçons du canton qui s’attelèrent à la lourde tâche de réfection du mur. Mais rien n’y fit : aucune pierre ne tenait, aucun mortier ne collait… Quelle diablerie ! se dit Corentin avant d’être touché par la grâce d’une lumineuse idée. Il renvoya les maçons et fit venir charpentiers et vitriers qui lui construisirent une très belle devanture de bois et de verre. Instruit par son aventureuse expérience, il jugea prudent de tirer un trait sur son activité de boisson, de danse et de jeux et dédia cet espace rénové à un vaste atelier de couture au sein duquel il employa ses enfants. En lieu et place des sonneurs, il embaucha des brodeurs de Pont-L’Abbé. Plein d’assurance et de créativité, libéré des basses contingences matérielles, il conçut et fit coudre et broder les plus beaux costumes du monde -au moins!-: gilets brodés, « chupen » ornés de velours, boutons d’or et de soie. Rien n’était trop beau pour célébrer la réussite du petit tailleur des Montagnes Noires qui avait berné le Diable. Un nouveau costume était né, celui des glazik que les belles personnes portent, de Quimper à Briec et de Cast à Saint-Nic. Selon la formule consacrée, le petit tailleur et sa nombreuse descendance vécurent donc heureux, à l’abri du besoin et, surtout, n’eurent plus jamais faim. Et je tiens cette histoire véridique de Corentin lui-même alors que je partageais à sa table dressée aux couleurs de Quimper un riz au four et aux légumes: derniers pois gourmands et tomates fendillées de soleil. C'est dire si c'est vrai!
Pour le riz pilaf aux derniers légumes d’été
250 g de riz long
L’équivalent en eau d’un volume et demi de riz
250 gr de petites tomates-cerises
250 gr de pois gourmands
Deux petites courgettes jaunes
2 oignons rosés de Roscoff
80 gr de beurre
Quelques branches de thym frais du jardin (très concentré en parfums)
Sel de Guérande
Poivre du moulin
Noix de muscade râpée
Mesurer le riz et préparer l’eau. Couper les oignons en petits dés, les blancs de poireaux en fines tranches. Dans une casserole (équipée d’un couvercle et susceptible de passer au four), faire fondre une belle noisette de beurre. Ajouter les oignons, les pois gourmands coupés en tronçons et les courgettes coupées en dés. Ajouter enfin le riz et bien mélanger pour le nacrer (l’enduire de matière grasse, il devient laiteux). Mouiller à l’eau bouillante une fois et demie le volume du riz. Porter à ébullition, ajouter le thym, les tomates-cerises, le poivre, le sel et la muscade, couvrir, enfourner à 160°. Laisser cuire 18 minutes à couvert. Sortir le riz du four, retirer le couvercle, ajouter le beurre restant coupé en cubes en surface (ne pas mélanger), replacer le couvercle. Laisser reposer 10 à 20 minutes. Égrener le riz à l’aide d’une fourchette.